1. Les Captifs

 

« Tu crois en la magie, Tilo ?

— Sergent Tilo.

— Tu crois en la magie, Sergent ? » Ce dernier mot avait été énoncé avec une emphase sarcastique : ils avaient tous deux grandi à Forent dans les mêmes allées infestées de rats, derrière les chantiers navals, là où vivaient prostituées et indigents, et où flottait dans l’air un miasme permanent d’urine, de sel et de goudron. Ils s’étaient enrôlés le même jour dans la milice, mais Tilo Gaston avait réussi à obtenir un rang dont Gesto ne pouvait que rêver.

Tilo Gaston se passa une main sur la figure et regarda la silhouette qui oscillait maladroitement devant lui au rythme du cheval de bât sur lequel elle était attachée. On avait couvert d’un sac la tête de l’homme à la peau pâle, car Isto avait affirmé avec insistance que le sorcier pouvait d’un regard vous calciner les entrailles. Mais Isto n’avait jamais été le plus malin de la bande. Le grand albinos efflanqué n’avait guère offert de résistance ; on aurait plutôt dit une anguille mourante qu’un magicien : humide, froid et lent, il n’avait pas dit un mot depuis sa capture, moins encore essayé de leur lancer des malédictions ou des sortilèges. L’autre, cependant, le jeune, c’était une autre affaire. Le regard d’un homme trois fois plus vieux, un homme qui en avait trop vu. On pouvait en croire bien des choses, d’un gars comme ça. Mais de la magie ?

Il haussa les épaules. « Il y a bien des bizarreries dans le monde. J’ai vu des fleurs pousser dans le Quartier des Os, et des poulets à deux têtes. J’ai vu des poissons tomber d’un ciel sans nuages et du sang couler d’une pierre. J’ai senti le sol trembler sous mes pieds et j’ai entendu des voix là où il ne pouvait pas y en avoir. Des phénomènes contre nature, voilà ce que c’est. »

Gesto échoua à paraître intéressé. Il détestait ça, quand Tilo jouait les sages : juste une autre façon de rappeler à son vieil ami l’écart qui s’était creusé entre eux. On n’aurait pas cru que porter des galons aurait fait une telle différence, mais des fois, c’était comme ça. On avait la paye, on pouvait choisir son logement, et les meilleures femmes, aussi. Mais pourquoi Tilo pensait que ça vous donnait une expérience du monde plus valide qu’une autre, ça, il n’arrivait pas à le comprendre. Il aurait voulu n’avoir jamais posé sa question sur la magie.

Si Tilo était conscient de l’irritation de son compagnon, il n’en manifestait rien. Sans se troubler, il poursuivit : « J’ai vu des bateleurs disparaître dans un nuage de fumée verte, pour se pointer brusquement derrière moi, sortis de nulle part. Et une fois, j’ai vu une Vagabonde sortir tout un tas de drapeaux de soie de son con. Mais c’étaient des illusions, tout ça, des tours de passe-passe, des jeux de miroirs. Quoi que tu aies vu ce gars faire avec le collier que le capitaine a si soigneusement fourré dans ses fontes, je ne peux pas croire que c’est de la magie. Une nouvelle arme, je dirais. Ou juste une babiole brillante qui a fait peur au cheval de Toro, et alors il l’a démonté, et Toro s’est cassé le cou comme un imbécile. »

Gesto se hérissa. Outre lui-même, trois autres hommes de la troupe – des soldats aguerris qu’on avait brutalisés jusqu’à tuer en eux toute imagination – avaient juré avoir vu le garçon foudroyer la monture de Toro, et lui, il s’était trouvé sur les lieux quand c’était arrivé ! Il avait peut-être eu mal parce que le maudit félin lui avait déchiqueté la jambe, mais ses yeux étaient en parfait état, pour l’amour de Falla ! Et il avait vu le cadavre. Pas de trace : le seul signe de la mort soudaine de Toro avait été une expression de stupeur, et des yeux blancs, choqués, complètement révulsés dans leurs orbites.

« Eh bien, j’ai vu ce que j’ai vu », déclara-t-il, obstiné, et il se laissa dépasser par Gaston pour mettre fin à la conversation.

Sous la chaleur du plein jour, une pulsation sourde vibrait dans sa jambe blessée et il avait la gorge desséchée. Ils chevauchaient à une allure régulière depuis l’aube et on avait dépassé l’heure du repas de midi, mais le capitaine ne manifestait aucun désir de s’arrêter. Le sable tourbillonnait autour d’eux, se glissant dans les interstices les plus incroyables. Fiez-vous à la Déesse, songea-t-il – un accès de pure hérésie – pour concevoir un homme avec autant d’endroits gênants où du sable peut s’infiltrer. Afin de se distraire de son inconfort, il se retourna pour regarder le reste de la troupe et le garçon qui chevauchait entre Isto et Sémanto, au milieu de la file. Comme l’homme pâle, il avait la tête couverte, et les mains attachées au pommeau de la selle. Il se tenait sur son poney pie avec une totale indifférence à la démarche inégale de la bête, secoué à chaque pas. Épaules courbées, pieds pendants, tout son corps exprimait le même sentiment : il se souciait peu de vivre ou de mourir.

La nomade avait été très animée, par comparaison. Il y avait d’abord eu de grands hurlements et de violents sanglots pour la mort d’un enfant ; et alors Garmo lui avait dit qu’il allait lui donner réellement de quoi se plaindre, Sammo et Héni l’avaient dévêtue pour la tenir pendant qu’il la violait, et elle avait encore hurlé en lui lançant un déluge de coups et d’imprécations tout du long – ce qui n’avait guère pris qu’un moment malgré toutes les vantardises de Garmo sur ses prouesses sexuelles, dans les beuveries. Ce qui était bizarre, pourtant, c’était que sa bite avait gonflé en devenant toute noire et douloureuse au cours des jours suivants. Elle avait eu beau être très attirante à sa façon exotique, cette femme, avec ses cheveux blonds et bouclés, son visage à découvert et le regard audacieux de ses yeux pâles, sans parler de ces seins bien mûrs, personne n’avait guère eu envie de l’essayer après.

Garmo devrait sans doute dépenser pour un médecin toute sa part de la récompense promise par Tycho Issian, s’il voulait éviter de voir sa queue se détacher, et bien fait pour lui ! Gesto avait de bien meilleures idées quant à la façon dont il dépenserait son argent. Des côtelettes de bœuf avec une bouteille de bière à La Tête du Jeune Taureau, et une bonne putain istrienne – non, deux, rectifia-t-il aussitôt – à Jétra, à la fameuse Maison de Soie. Et ensuite, il irait voir combien ça lui coûterait en pots-de-vin pour devenir sergent. Ça vaudrait le coup, juste pour voir la tête de Tilo quand il se ramènerait avec les galons rouges sur le bras, lui aussi. Espèce de bâtard prétentieux, était-il en train de penser lorsque la flèche lui transperça la gorge.

 

*

*   *

 

Dans les cales, la puanteur devenait intolérable. Bréta-la-Grosse avait encore vomi, si affaiblie qu’elle n’avait pu nettoyer la jupe de sa robe. Ses pleurs étaient ponctués par ses vomissements, des bruits désolants. À ce rythme, songeait Katla, entre larmes et vomissements, Bréta ne serait plus que l’ombre d’elle-même lorsqu’elles arriveraient dans un port istrien, si jamais elles se rendaient jusque-là.

Comme en écho à sa crainte, le bateau se coucha violemment vers tribord, hésita puis pencha à bâbord, et elles tombèrent toutes sur le côté ; les lamentations de Bréta furent noyées sous les cris des autres prisonnières. Ce bruit même devint bientôt inaudible dans les craquements des planches livrées à la force de la mer et à un timonier incompétent. Assurément, elles allaient éclater, ces planches mal ajustées qui seules les maintenaient au-dessus de centaines de pieds d’Océan du Nord. Ce n’était pas une pensée réconfortante. Tandis que l’embarcation retombait dans le creux d’une vague et roulait comme un porc mourant, Katla sentit la bile lui monter à la gorge. Elle la ravala. Impensable d’être malade ; elle était Katla Aransen, descendante d’une longue lignée de rameurs eyrains, née pour vivre sur les vagues océanes. Elle avait la mer dans le sang ! Elle était montée à trois ans et demi à bord d’un bateau, et n’avait jamais vomi une seule fois pendant les dix-sept années suivantes, par gros temps ou par temps calme. C’était une question de fierté.

Non qu’il leur restât beaucoup de fierté à toutes, à l’exception de la vieille Hesta Rolfsen… Elle avait du mal à évoquer sa grand-mère, la vieille et solide matriarche, et le terrible héroïsme de son trépas. Elle lui avait davantage ressemblé qu’elle n’était prête à l’admettre, malgré la langue acérée de Hesta, ses petits yeux ronds comme des billes et son humour salace. Pendant leur première nuit dans cette baille, la mère de Katla, Béra Rolfsen, leur avait conté à toutes la manière résolue dont la matriarche avait mis fin à ses jours, dans l’espoir de redonner un peu de courage à celles qui pleuraient en implorant la mort : « Je suis ici, et j’y reste. Tomberoc est ma demeure. Je suis trop vieille pour la quitter. »

Dans la pénombre de la cale, le visage de Béra avait été aussi sévère que celui d’une statue de bois tandis qu’elle les fixait tour à tour en contant l’histoire – le visage pâle et bouleversé de Katla, à l’exception de la meurtrissure noire de son menton, là où le coup d’un raider avait mis fin à sa lutte, Kitten Soronsen et ses yeux rougis de larmes, la silhouette affaissée de Magla Félinsen ; Forna Stensen, aux cheveux de paille en désordre, Hildi-la-Mince qui contemplait ses bas dépareillés et tout déchirés… Kit Farsen avait émis un petit couinement de lapin blessé, puis s’était maîtrisée devant le regard que lui avait jeté Béra. « Elle a pris sa place dans la grande chaise sculptée de dragons, la chaise de mon époux. J’ai essayé de la convaincre, mais elle ne voulait rien entendre et, quand j’ai essayé de l’emmener de force, elle s’est agrippée si fort aux accoudoirs que je n’ai pas pu la déplacer. Je l’ai implorée de venir avec moi, et elle a dit qu’elle était trop vieille pour aller voir le reste d’Elda, mais que bien des expériences nous attendaient, et que, si personne ne lui survivait, qui resterait-il pour venger son trépas ?

— Moi », avait dit Katla à voix basse. « Je la vengerai. Et pas seulement ma brave grand-mère. Je vengerai chacune de celles qui ont péri : Hesta Rolfsen, Marin Edelsen, Tian Jensen, Otter Garsen, Signy et Sigrid Leesen, Finna Jonsen, Audny Filsen et toutes les autres. Et même le petit Fili Kolson et sa vieille chienne Bréda. Je tuerai les hommes qui les ont tués. Je le jure sur les ossements de ma grand-mère. »

Kitten avait cessé de pleurer à ces paroles : « Et comment feras-tu ? » avait-elle lancé avec dérision, « sans armes, et les mains attachées ? Tu les étrangleras entre tes cuisses, ou tu les baiseras à mort quand ils t’essaieront pour leurs bordels ?

— Kitten ! » La voix de Béra était aussi coupante que du silex.

Katla avait lancé un tel regard à Kitten que celle-ci avait reculé. Un jour, il leur faudrait régler leurs comptes. « Ne me demande pas comment. Sache seulement que je le ferai. »

Et elle en avait fermement l’intention.

À présent, trois jours après avoir prêté ce serment, elle se surprenait soudain à pleurer, pour la première fois depuis leur capture. Elle avait été portée inconsciente dans le bateau, après avoir été assommée par un homme appelé Baranguet. Quand elle était revenue à elle, furieuse et endolorie, elle débordait d’une ardente détermination. Une rage perpétuellement brûlante l’avait portée pendant les jours suivants, en même temps qu’une totale incrédulité. À tout moment, elle s’attendait à s’éveiller et à se trouver glacée d’avoir trop longtemps dormi au sommet de la Dent du Chien. Mais l’inconfort de ses chaînes, dans cette cale puante, n’était de toute évidence pas un rêve ; et elle ne pouvait échapper à la réalité de la mort de sa fière grand-mère, un poids plus écrasant. Ses larmes coulaient, impossibles à arrêter. Elles lui brûlaient les joues, le menton, dégouttaient sur sa tunique de cuir. Puis son nez se mit à couler aussi. Par les couilles de Sur ! Elle n’y pouvait rien, sinon renifler avec fureur : comme les autres, elle avait les mains attachées à de grandes chaînes rouillées clouées dans les madriers goudronnés du plancher de la cale.

Avoir été capturée était déjà assez révoltant, se faire manipuler par ces hommes était une humiliation, savoir qu’elles étaient vaincues et sans contrôle aucun sur leur sort était accablant. Mais des larmes n’aideraient personne ; et puis, elle ne laisserait aucune des autres la voir pleurer. Elle verrouilla cette partie de son être en se concentrant sur le fait d’être vivante et relativement intacte, même confinée dans cet espace étroit et malodorant, troussée comme un poulet dans le ventre d’un baquet istrien mal construit, en route vers un destin moins que plaisant.

Katla vivait en général dans l’instant. Elle regardait rarement en arrière et attendait l’avenir avec une joyeuse impatience ou une sauvage frustration de ne pas y être déjà. Tout ce qui lui importait, c’était le monde concret dans ses relations avec elle. Aussi s’accommodait-elle mieux que ses compagnes de certains aspects abstraits de sa situation. Tandis que Hildi-la-Mince pleurait, que Kitten Soronsen gémissait et que Magla Félinsen ne cessait de détailler les multiples façons dont on tenait les Istriennes en esclavage, Katla se contentait d’examiner les horreurs de sa situation présente.

Elle n’avait jamais auparavant voyagé dans une cale, et elle ne l’appréciait pas du tout. Elle était habituée à se tenir sur le pont, dans les éléments, face à l’écume des vagues et aux nuages qui filaient dans le ciel, au soleil qui étincelait sur l’eau et à la voile qui se gonflait comme du linge mis à sécher dehors. Elle était habituée à évoluer avec légèreté sur les planches mouvantes d’un vaisseau eyrain bâti par le savoir et l’amour de générations de mariniers et de constructeurs de bateaux, à se mouvoir avec les rythmes de l’océan, à sentir les saines interactions du bois, du fer et de l’eau et, quelque part, loin en dessous, les résonances de la pierre d’Elda, des veines de cristal et de minerai qui murmuraient dans son sang et ses os. C’était une connexion mystique qui lui conférait une foi profonde : le monde était tel qu’il le devait.

Mais ici, dans cette cale, les poignets meurtris par le fer qui avait mordu la peau de générations d’esclaves, dans la puanteur et le bruit, elle avait l’impression d’avoir perdu cette foi.

Aussi, à défaut d’autre chose, elle se laissa aller à imaginer les mille manières dont elle pouvait tuer un homme, que ce fût lentement ou d’un seul coup.

Baranguet, songea-t-elle, une pensée meurtrière. Je commencerai par Baranguet…

 

 

2. La Terre Ghaste

 

Dans cette région arctique, le jour différait peu de la nuit. Lorsque le soleil se hissait au-dessus de l’horizon, il offrait seulement quelques brèves heures d’un crépuscule laiteux, avant de retomber lourdement dans les ténèbres. Au-dessus de cette passagère bande de lumière, le ciel prenait d’abord des nuances de cobalt, puis de violet et d’indigo avant de devenir aussi noir qu’une aile de corbeau. Dans cette noirceur – du moins pour les yeux las d’Aran Aranson, aveuglés par la neige – les étoiles étaient tout simplement trop lumineuses pour être fixées bien longtemps.

Mais alors même qu’il ne pouvait les regarder, il savait, comme s’il avait eu une pierre aimantée dans le crâne, que l’Étoile du Navigateur se trouvait juste au-dessus de leur tête, et qu’ils se trouvaient aussi loin au nord qu’il était possible de se rendre. Et pourtant, on aurait dit que ce monde de glace s’étirait éternellement. Peut-être, se disait Aran en avançant d’un pas pesant le long de l’isthme étroit qui s’ouvrait devant eux, peut-être étaient-ils déjà morts et ce lieu représentait-il un monde intermédiaire réservé aux malchanceux avec qui les dieux refusaient de partager leur table. Car il était sans aucun doute l’homme le plus malchanceux de l’univers. Avant même de s’embarquer pour cette funeste expédition, il avait perdu un fils et une épouse, il avait irrité sa fille, qui s’était éloignée de lui, et il n’était plus le maître de rien. Puisque Béra avait annoncé la dissolution de leur mariage, Tomberoc reviendrait à la famille de celle-ci, comme c’était la coutume eyraine : il n’avait plus de demeure. Son splendide vaisseau, Le Long Serpent, gisait broyé sous la glace impitoyable de l’Océan du Nord. La majeure partie de son équipage, la tempête et la mer la lui avaient prise ; meurtre et mutinerie lui avaient ravi presque tout le reste, et les crocs d’un ours des neiges encore un autre homme. Certains avaient préféré tenter leur chance avec les éléments plutôt que de l’accompagner dans ce qu’ils voyaient comme une aventure insensée, aussi leur avait-il laissé leurs quelques précieuses vivres, et peu de chances de survie. Pour ce qu’il en savait, l’homme qui l’accompagnait encore, et son fardeau, étaient tout ce qui restait de sa glorieuse expédition.

Il se retourna. Urse, le géant au visage ravagé et à l’oreille unique, qui avait autrefois été lieutenant de Tam Renard, le chef des bateleurs, avançait obstinément à ses côtés, plantant ses larges pieds dans les pas de son guide, tête basse, épaules ployées sous le poids du troisième survivant de l’expédition. Fent Aranson était enveloppé dans tout ce qu’ils avaient pu épargner comme vêtements, et pourtant sa peau avait la délicate teinte bleutée d’un œuf de rouge-gorge, et le sang avait depuis longtemps cessé de couler de sa main amputée, comme s’il avait déjà rendu l’âme.

Aran Aranson fit de nouveau face au vent, en plissant les paupières. Ses yeux éblouis par la neige croyaient voir des esprits tourbillonner autour d’eux dans le silence étrange. Des écharpes de neige se tordaient au sommet des congères, de chaque côté de leur chemin, telle une armée d’âmes perdues. L’absence de lamentations et de gémissements ajoutait encore à l’impression qu’avait Aran de se trouver entre deux mondes. Peut-être, se dit-il tandis que ses pieds poursuivaient leur marche exténuante, étaient-ils destinés à errer éternellement dans ce terrifiant néant glacé, sans jamais atteindre leur but et sans jamais quitter le monde des humains.

 

*

*   *

 

Urse-Une-Oreille suivait les traces d’Aran Aranson en se demandant pour la millième fois s’il poserait encore les pieds sur une tendre herbe verte, sur une plage de galets ou sur le sol de la forêt.

Enfant, alors qu’il grandissait dans les solitudes désolées et sans arbres du Norheim – rocs nus, buissons bas, horizons gris et rivages harcelés par la mer –, il avait été possédé d’une intense curiosité à l’égard du vaste monde ; il se disait que, de tout Elda, sa terre natale devait être l’endroit le plus oublié des dieux. Il avait vu des spectacles stupéfiants au cours de son existence, mais ces étendues sans âme lui semblaient les plus sinistres, et de loin. Même dans la pénombre arctique, l’éclat de la neige infinie lui blessait les yeux, le froid intense lui faisait claquer les dents, et ses cicatrices étaient douloureuses, lui rappelant des souvenirs qu’il eût préféré garder enfouis. Bien des gens lui avaient demandé comment il avait perdu son oreille ou acquis les marques profondes qui lui labouraient le visage, fermant presque son œil gauche et soulevant un coin de sa bouche pour découvrir des dents plantées de travers, le faisant ressembler à un chat de ferme qui aurait reçu un coup de sabot d’un cheval au tempérament vicieux. Mais Urse n’avait jamais consenti cette information. Au cours des années, ces marques effroyables avaient suscité bien des spéculations. Certains supposaient qu’il avait livré un combat de trop à la hache, ou qu’il avait été blessé en mer dans un tragique accident. La vérité était pire, et lui donnait encore des cauchemars.

À peine adolescent, près de vingt ans plus tôt, il s’était joint à la troupe de bateleurs de Tam Renard. Celle-ci possédait alors un ours – une grande bête noire et pataude venant des forêts du centre de l’Istrie que Tam avait secouru en l’achetant à des colporteurs sur les quais de Halbo ; ceux-ci en usaient pour gagner de belles sommes d’argent en sollicitant des paris sur le nombre de chiens que la bête pourrait abattre. Pour réduire leurs risques, ils aiguillonnaient l’ours pendant une heure avant le combat, lui offrant de la viande qu’ils retiraient ensuite, lui assenant des coups de bâtons et de gourdins jusqu’à ce que son humeur devînt meurtrière. En conséquence, il portait davantage de cicatrices qu’Urse n’en avait à présent – des marques évidentes autour du museau et sur les pattes, mais bien plus encore qui étaient invisibles. Urse et l’ours étaient à peu près de la même taille et, dans l’une des anciennes langues, leurs noms se ressemblaient ; aussi en était-il venu à se sentir des affinités avec la malheureuse créature ; il s’en était occupé pour les bateleurs. Et puis, un jour, il avait fait un geste maladroit, ou son ombre avait rappelé de quelque manière à l’ours ses tourments passés, et l’animal s’était retourné contre lui avec une si terrible férocité qu’il avait été certain de périr. L’ours lui avait pris la tête entre ses mâchoires, le couvrant de son souffle fétide et brûlant comme celui d’un fourneau, lorsque Tam Renard était intervenu, se précipitant sur la bête en émettant un sifflement suraigu dont Urse pouvait percevoir les vibrations dans les os du crâne de l’animal. Avec un rugissement, l’ours l’avait recraché et s’était écarté, pour être transpercé par les lances de Min Face-de-Morue et de la contorsionniste, Bella. Mais pas avant d’avoir infligé un vilain et profond coup de griffe au chef des bateleurs et d’arracher l’oreille d’Urse, avec la moitié de son visage. C’était un miracle qu’il eût survécu à ses blessures. Un miracle, et la patience de Tam Renard, ainsi que ses talents quasi magiques avec herbes et onguents.

Urse avait dit à Aran Aranson vouloir se joindre à son expédition vers l’île et son or parce que l’expérience lui avait appris qu’il n’avait guère de chances de se gagner suffisamment l’affection d’une femme pour qu’elle acceptât de l’épouser sans l’appât d’une bonne ferme – qu’il ne pourrait jamais acquérir sans une belle part de butin. Mais la vérité, c’était que, lorsque le chef des bateleurs avait disparu dans le naufrage du Loup des Neiges, une part importante d’Urse-Une-Oreille fut engloutie avec lui. Tam avait possédé une grâce et une énergie presque surnaturelles ; qu’une telle vie pût s’éteindre de manière aussi arbitraire avait fait perdre à Urse sa foi en sa propre valeur et en sa capacité de survie. S’offrir au dieu en se joignant à une quête folle lui avait semblé un marché approprié. Il avait enduré une épreuve après l’autre ; lorsqu’ils avaient finalement rencontré un ours des neiges dans ces contrées sans nom, il avait été prêt à lui faire don de sa vie, estimant que c’était une bonne fin pour lui puisque sa vie avait déjà été forfaite à un ours. Mais, par un hasard caractéristique, la bête avait plutôt choisi Pol Garson, puis le fils d’Aran, Fent. Qu’il n’eût pas choisi Urse était déconcertant : comme Aran, Urse avait le sentiment d’être passé dans un lieu mythique où l’on payait les dettes accumulées pendant son existence ; il s’était résigné à attendre le jugement qui lui échoirait, quel qu’il fût. Mais il ne savait plus à présent s’il devait éprouver du soulagement ou se préparer à la prochaine épreuve.

Aussi, lorsque le grand oiseau s’envola soudain au ras de leur tête, il y lut un présage. Pourtant, devant lui, Aran continuait de marcher lourdement, sans paraître l’avoir remarqué.

« Un albatros ! » s’écria Urse, les mains en porte-voix dans le hurlement du vent. Aran se retourna tel un homme qui rêve, et Urse répéta son observation en tendant un doigt.

Aran regarda l’oiseau voler autour d’eux, les sourcils froncés. Quelque chose ne semblait pas naturel. Il ne pouvait en déterminer la raison, mais sa présence le mettait mal à l’aise. Peut-être sa manière de planer sur place au-dessus de leur tête avec si peu d’effort manifeste, avant de s’éloigner en tournoyant. Qu’avaient donc toutes ces créatures du monde des glaces ? L’ours des neiges avait paru trop acharné à les poursuivre pour qu’on pût l’expliquer par la simple faim, ses méchants yeux noirs avaient été aussi inexpressifs que ceux d’un requin, on aurait dit qu’il était possédé par une volonté étrangère…

Urse suivit l’oiseau des yeux jusqu’à le voir disparaître derrière une falaise de glace qui s’élevait telle la fumée d’un feu dans le lointain ; puis, comme il n’y avait plus rien pour le distraire dans la blancheur universelle, il retourna à la tâche monotone de placer un pied devant l’autre.

 

*

*   *

 

Bien des heures plus tard, ils atteignirent la falaise de glace et se préparèrent à trouver encore un autre panorama d’infinie blancheur. Mais une fois contourné le versant occidental de la falaise, un autre univers surgit : un paysage entièrement composé de glace – mais quelle remarquable glace ! Des murailles et des contreforts incurvés comme les flancs d’un grand navire se dressaient sur la mer gelée. D’immenses tours s’élançaient vers le ciel, d’un bleu d’aigue-marine à leur base tandis que leurs sommets enveloppés de brume revêtaient des nuances d’un vert éthéré ou d’un pâle rose translucide. Créneaux et terrasses encerclaient ces tours, et non seulement ils étaient sculptés de meurtrières et de fenêtres en ogive, mais de bêtes fabuleuses comme celles des antiques tapisseries, au château de Halbo – griffons ailés, licornes cabrées, trolls ricanants et effrayants dragons, chiens énormes, aigles monstrueux. Ou peut-être leurs yeux leur jouaient-ils des tours et tout cela n’était-il que le produit d’une folie causée par la glace, de leurs esprits hébétés par la neige, un mirage extravagant induit par leur désir avide de trouver une trace humaine dans ce désert infini.

Aran Aranson frotta ses yeux douloureux du dos de sa main glacée, comme pour effacer cette bizarre vision. Mais lorsqu’il regarda de nouveau, ce fut pour voir une silhouette qui s’approchait, une silhouette qui ne marchait pas avec peine comme eux sur la neige, qui ne traçait pas des sillons à sa surface, mais qui semblait voler sur la glace sans la toucher. Il fut certain qu’il était bel et bien devenu fou.

 

 

3. Des Pierres

 

Au milieu du tumulte qui s’ensuivit, quelqu’un arracha le sac qui recouvrait la tête de Saro.

« C’est le fils Vingo ! » entendit-il s’écrier une triomphale voix d’homme ; il y eut ensuite d’autres bruits chaotiques : le grincement et le cliquetis des épées, les chocs sourds des pieds et des sabots, l’impact des flèches qui trouvaient leurs cibles, les cris mêlés d’agonie et de furie meurtrière.

Lorsque ses yeux se furent adaptés au soudain assaut de la lumière, il regarda autour de lui, désorienté par l’étrange tournure des événements. La troupe qui les avait rattrapés, Virelai, lui et Alisha, venait elle-même d’être rattrapée par une autre milice. Autour d’eux, leurs ravisseurs se battaient au corps à corps avec des hommes portant le même genre d’équipement, ou gisaient morts sur le sol, hérissés de flèches. Au milieu de toute cette horreur, il aperçut Virelai qui courait avec maladresse au milieu des chevaux, presque plié en deux, à l’aveuglette, mains tendues devant lui. En d’autres circonstances, c’eût été presque comique, mais avec le sac toujours bien attaché sur sa tête, il semblait miraculeux qu’il réussît à échapper aux sabots des chevaux.

« Virelai ! » cria Saro. Il le regretta aussitôt.

La course erratique du sorcier s’arrêta net et Virelai demeura immobile, tournant frénétiquement la tête de tous côtés dans son effort pour localiser celui qui venait de l’appeler. Comme un cheval fonçait sur lui, il leva les mains instinctivement, et absolument sans effet, pour l’écarter. Et puis il était à terre, piétiné par la grosse bête affolée. Lorsque la mêlée fut passée sur le sorcier, Saro put voir qu’il gisait sur le dos, aussi immobile qu’une pierre. La force du choc avait arraché le sac de sa tête ; ses cheveux blancs brillaient, sauf là où ils avaient été piétinés dans la boue.

Saro glissa avec maladresse au bas de sa monture et courut s’agenouiller près du sorcier. Les yeux de Virelai étaient clos. Sa bouche était ouverte, mais il n’en émanait aucun souffle. Il y avait une meurtrissure pourpre et une blessure aux lèvres déchiquetées sur la tempe blanche. Mais lorsque Saro examina l’endroit avec plus d’attention, il ne trouva pas de sang, même si la blessure était de toute évidence profonde et grave. Au lieu d’un écarlate éclatant, de fait, la plaie était d’un gris étrangement livide. Ce détail troubla Saro plus encore que si des flots de sang avaient jailli de la blessure. Il se pencha, posa une oreille sur la maigre poitrine de Virelai.

Rien.

Avec un sentiment croissant de panique, Saro se releva pour se mettre à crier : « À l’aide ! Ici ! Cet homme a cessé de respirer ! À l’aide ! »

Personne ne lui prêtait la moindre attention. Le temps ralentit autour de lui comme dans un mauvais rêve. Il vit les hommes de moins en moins nombreux qui se battaient, tandis que d’autres gisaient morts ou mourants, les pieds agités de mouvements spasmodiques. D’habitude si sensible aux malheurs du monde, il fut surpris de constater qu’il éprouvait une remarquable indifférence devant ces morts violentes. Les soldats qui les avaient capturés avaient été d’une grossière brutalité. Pour les arrêter, Virelai et lui, ils avaient massacré des vieillards sans défense, des femmes, et le pauvre petit Falo, uniquement pour la récompense offerte par Tycho Issian. Ils avaient violé Alisha en lançant des plaisanteries. Ils s’étaient vantés des atrocités commises à l’encontre des nomades – auxquels ils donnaient le nom insultant de « Vagabonds » – et celles auxquelles ils avaient assisté, commises par d’autres miliciens, comme si elles avaient été de simples divertissements et leurs victimes moins que des bêtes. Dans une conversation qu’il se rappelait particulièrement, un couple de ses geôliers avaient discuté avec une certaine allégresse d’un nouvel engin qu’un jeune noble du Sud venait d’inventer – un héros confiné dans une chaise roulante après sa brève tentative de protéger une Istrienne de l’assaut de barbares nordiques, à la Grande Foire. On pouvait apparemment enfermer deux douzaines ou plus d’hérétiques dans une grande sphère métallique en fer et les faire rôtir lentement sur un feu. Cela prolongeait l’agonie des incroyants et les amenait à la Déesse d’une manière plus parfaite que la méthode habituelle du poteau et du bûcher. Cette invention plaisait tout particulièrement au sire de Cantara ; il s’était mis à faire payer le public pour assister à ces spectacles, afin de financer l’effort de guerre, et cela s’avérait des plus profitable. Les soldats avaient eu l’intention d’y prendre part à leur retour à Jétra, et l’anticipaient avec un certain plaisir.

Saro avait vomi en gémissant dans l’étouffante prison du sac, en recevant un coup en travers des épaules pour sa peine. À présent, il contemplait les ravages de la bataille. Il fit une grimace. Qu’il y eût moins de cette engeance sur la face d’Elda devait sûrement constituer une bénédiction en soi.

À quelque distance, il vit remuer faiblement dans une mare de sang le capitaine de la troupe qui les avait capturés, avec le manche d’une dague qui lui sortait du ventre. Présage de la Nuit, le bel étalon que Saro avait volé aux écuries de Jétra pour s’échapper, gisait non loin de là, l’encolure labourée de coups d’épée. Une vague de fureur brûlante envahit brusquement Saro : aucune bête ne méritait un tel traitement, et moins encore une aussi belle que celle-là. Il lui revint par éclairs des souvenirs de la course gagnée par l’étalon à la Grande Foire, la course à laquelle son frère Tanto l’avait forcé de concourir afin de gagner assez d’argent pour conclure son mariage avec la fille du sire de Cantara. Privé de la fille, Tanto s’était apparemment uni au père. Tycho Issian et Tanto Vingo : une alliance véritablement maléfique ! Et pourtant ce vil accouplement ne faisait que débuter. Saro serra les poings comme un homme prêt à affronter le monde entier.

De quoi seraient-ils capables si aucun des deux ne mettait la main sur la pierre de mort ?

La pierre de mort. Même le possible trépas de Virelai ne signifiait pas grand-chose face à ce danger. Il devait retrouver la pierre. Peut-être s’en servir pour repousser les miliciens qui restaient… Même alors que sa colère retombait, l’idée de tenir de nouveau cette pierre lui répugnait. Il se rappelait avec une abominable clarté le garde tombé sans vie à ses pieds, pendant la Grande Foire, et le soldat qu’il avait foudroyé sur sa monture en défendant les Nomades. Il se rappelait physiquement la détonation fulminante de la pierre, une vibration au creux de sa poitrine, une faiblesse dans tous ses membres. Les morts hantaient son sommeil ; il ne désirait guère y en ajouter d’autres. Et pourtant il savait qu’il valait mieux pour une poignée d’hommes de mourir ici qu’une multitude dans un lointain avenir, conséquence de sa rectitude morale déplacée.

En se raidissant contre sa couardise, Saro serra les dents, ferma les yeux et se mit à écouter.

Même lorsqu’ils étaient séparés, il lui semblait ne jamais être entièrement libre de l’influence de la pierre. Au contact de la Femme Blanche – la Déesse, comme il le savait désormais –, le simple pendentif qu’il s’était vu offrir par le vieux marchand nomade était devenu l’objet le plus dangereux au monde. Et tout comme Tycho et Tanto semblaient joints en une funeste union, il était lui-même joint à sa propre Némésis. Le soulagement qu’il avait éprouvé lorsque les soldats lui avaient pris la pierre de mort avait été bref. Car même si elle ne pendait plus à son cou, à l’intérieur de sa pochette de cuir souple, il avait pu l’entendre. Elle l’appelait nuit et jour, un gémissement aigu qui lui grattait l’intérieur du crâne comme un clou sur la pierre. Nul ne semblait conscient de ce son affreux ; ce chant d’amour et cette lamentation de la pierre étaient destinés à ses seules oreilles, les pleurs d’un enfançon pour appeler son parent.

Il écarta les autres bruits, ouvrit les yeux et se concentra sombrement. Il lui fallut seulement quelques instants pour localiser l’appel de la pierre : à quelque distance et à sa gauche, celui-ci se mouvait avec lenteur, en arrière, en avant, sur le côté. La monture du capitaine était un imposant hongre bai, à l’encolure arquée et au poitrail puissant ; en cet instant, il s’écartait avec nervosité du chemin d’un autre cheval gris, dont le cavalier à moitié mort était affaissé sur sa selle. Dès que le regard de Saro se posa sur les fontes de cuir, le volume du son augmenta dans sa tête, devint un bourdonnement, comme une multitude de mouches.

En quelques pas, il fut près du cheval. Le bai lui jeta un regard soupçonneux et s’écarta en sautillant, les yeux fous. Conscient de ce qui allait s’ensuivre, mais néanmoins résolu, Saro saisit la bride et posa une main ferme sur l’encolure du cheval. Il fut aussitôt assailli par ce que ressentait l’animal. Du sang. Douceâtre et salé, à l’odeur piquante. Du sang fraîchement versé, du sang humain. Du sang de cheval aussi. Du sang, et la terre labourée, et la puanteur des excréments humains. Elle lui collait au palais, sa langue en était toute râpeuse. Le hongre voulait s’enfuir, mais ne pouvait trouver aucun endroit où les odeurs fussent moins violentes. Sa peau se hérissait d’appréhension ; son cœur battait frénétiquement. Saro ôta sa main de la peau humide du cheval et la terreur s’éteignit bientôt. Le bai renâcla en rejetant la tête en arrière, mais il cessa de danser maladivement sur place et son souffle se calma.

La pierre de mort se trouvait dans la fonte la plus proche de Saro. Il défit la boucle, tâtonna à l’intérieur du sac. Comme s’il avait obéi à la volonté de la pierre plutôt qu’à la sienne, ses doigts se refermèrent sur un objet enveloppé. Il le tira de la fonte et en ôta le tissu. Elle était là, dans son nid de toile. Dans la cage argentée du pendentif, accrochée à sa lanière de cuir, la pierre de mort semblait la babiole qu’elle avait été, un simple bijou qu’il avait pensé acheter pour sa mère. Il referma convulsivement sa main et frissonna lorsque la sourde et familière vibration lui parcourut le bras. Mais du moins le son s’était-il tu. Avec un profond soupir, entre soulagement et résignation, Saro se mit à dérouler la lanière pour se la passer autour du cou.

Et quelque chose de pointu lui rentra dans le dos.

« Tu crois que tu vas faire un peu de pillage, mon gars ? »

Il se retourna avec lenteur. La pointe de la dague vint lui piquer la poitrine, tenue par un homme aux lourdes bajoues dont les yeux étincelaient de malveillance.

« Donne-moi ça ! » dit-il avec un signe du menton vers la main de Saro, qui s’était instinctivement refermée de nouveau en poing.

« Vous n’en voulez pas, dit Saro, désespérément. Vous n’en voulez vraiment pas.

— C’est moi qui décide », décréta le gros homme avec un rictus menaçant. « Ouvre la main ou deviens manchot. »

Les doigts de Saro s’ouvrirent comme les pétales d’une fleur mortelle. Le soldat regarda fixement ce qu’ils tenaient et son rictus se fit plus prononcé.

« Une babiole, déclara-t-il.

— Oui, dit Saro avec un faible sourire. Oui, vraiment. Juste une pierre d’humeur. Ça ne vaut pas grand-chose… »

La dague s’enfonça davantage. « Quand même, grogna l’homme. Butin du vainqueur. Un connard me la paiera bien un cantari ou deux. Donne-moi ça ! » Il tendit la main.

Les réflexes de Saro étaient trop lents pour empêcher ce qui s’ensuivit.

Quand les doigts du soldat se refermèrent sur la pierre, tout se passa avec une apparente simultanéité. La chair de leurs mains à tous deux sembla fusionner ; la pierre lança un éclat pâle argenté, comme du métal liquéfié par la chaleur ; et Saro sentit l’âme de l’homme s’enfuir du corps de celui-ci, un jaillissement stupéfait de regret et d’intense terreur. La main du soldat retomba, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il tomba à genoux, la bouche distendue par un rictus silencieux.

La pierre, aussi grise et inanimée que l’homme qu’elle venait de tuer, tomba sans bruit à terre. Comme si c’était de la hauteur vertigineuse d’une falaise, Saro la regarda rouler à quelques pas dans la boue, interminablement. Il battit des paupières à deux reprises, se demanda s’il aurait la volonté de la ramasser. Puis il entendit des voix qui l’invectivaient, et des mains rudes le firent pivoter. Deux hommes : un vieux et gras, l’autre maigre et couvert de boutons. Ils étaient tous deux vêtus de cuir et de cottes de mailles ; ils portaient sur leurs flancs une épée ensanglantée.

« C’est lui ! dit le maigre.

— Quoi, lui ? » Le gras était incrédule. « Il a tué cent hommes et on doit l’approcher avec précaution ? » Il se mit à rire. « Ça ne pourrait même pas étrangler un lapin !

— Non, vraiment, c’est Saro Vingo », fit le boutonneux, irrité. « Je l’ai vu à Jétra avec sa famille et son frère, tu sais, Tanto, celui qui est en chaise roulante. »

Le gros sembla réfléchir et parut même un peu inquiet. « Attrape-le vite, alors », dit-il à son compagnon, en reculant d’un pas.

Le boutonneux lui adressa un regard flamboyant. « T’as perdu l’usage de tes bras ? » Il revint à Saro. « Tends les mains », dit-il en brandissant son épée. Saro les présenta avec lenteur et, ce faisant, il posa son pied gauche sur la pierre d’humeur, le plus discrètement possible, pour l’enfoncer dans la boue. S’il pouvait seulement les distraire pendant quelques instants…

Le boutonneux leva sa lame pour la poser sur la gorge de Saro. Puis il défit sa ceinture d’une seule main, l’enroula avec habileté autour des poignets de Saro et la serra. « Voilà, dit-il à l’autre. C’est moi qui aurai la récompense pour celui-là, et toi, bâtard paresseux, tu peux bien aller te faire foutre.

— Je l’ai vu en premier », grogna l’autre.

Le boutonneux jeta un regard à gauche et à droite pour voir si on avait repéré sa prise, mais nul ne semblait regarder dans leur direction. D’un seul mouvement rapide et fluide, il pivota sur les talons. Un coup de coude violent et bien ajusté frappa Saro sous la mâchoire, tandis que, se fendant en avant, l’homme enfonçait la pointe de son épée dans le ventre de son compagnon. Les sourcils du gros s’arrondirent tellement qu’ils en touchèrent presque le haut de son front. Puis, avec un profond soupir, il s’affaissa sur les genoux.

Le bras du boutonneux suivit le mouvement ; quand la victime se fut immobilisée, il imprima une torsion à la lame et la tira vers le haut. Un grand déluge d’entrailles se déversa sur l’acier, un répugnant amas fumant qui atterrit en glissant, avec un claquement liquide, au pied du gros. Celui-ci eut une expression chagrine. « T’arrêtais pas de dire que j’aurais dû maigrir. »

Le boutonneux fronça le nez devant l’horrible puanteur. « Pouah ! Je disais que cette marmite de ragoût au Coq Boiteux était de trop », acquiesça-t-il. Mais le gros était désormais au-delà de tout intérêt pour sa diète. Le boutonneux posa son pied droit sur son compagnon étalé à terre et, en y mettant tout son poids, il tira son épée du corps inerte. Après l’avoir nettoyée avec soin sur la tunique du défunt, il la rengaina.

Et se retourna enfin pour s’occuper de son prisonnier.

 

 

4. La Fille à la Bouilloire

 

Katla n’eut guère d’occasions de mettre à exécution ses fantasmes de meurtre. Quand le temps était gros, les Istriens enchaînaient les pieds et les mains de leurs captives puis les laissaient se débrouiller de leur mieux pendant qu’ils affrontaient les éléments sur le pont.

Aucun membre de l’équipage n’était un marin expérimenté, comme on devait apparemment le déduire des mouvements désespérés de l’embarcation lorsque des grosses vagues s’abattaient sur elle ou des cris de panique quand le choc faisait éclater des planches. Cela démangeait Katla d’être sur le pont, d’orienter les voiles et de diriger la proue droit sur les vagues. Elle adorait la tempête – mais seulement quand elle pouvait la voir. La cale était aussi noire que le péché, et ce qui avait été une oppressante prison devenait à présent une fosse puante, pleine d’odeurs plus répugnantes qu’elle n’aurait cru une douzaine d’Eyraines de bonne famille capables d’en produire. Moins nombreuses, maintenant. On en avait capturé une douzaine à Tomberoc, mais il n’en restait que dix : Katla et sa mère, Magla, Kitten, Hildi et Bréta ; Simi Fallsen, une grande fille hâlée du nord de l’île qui avait eu la malchance de visiter au mauvais moment, son amie Léni Stelsen et ses cousines, Forna Stensen et Kit Farsen. Les deux autres étaient mortes, de leurs blessures ou de pure terreur. Et ce serait un miracle s’il n’en périssait point d’autres.

Il ne leur restait plus aucune dignité et bien peu d’humanité. Quelques-unes avaient perdu leurs vêtements, tout ou partie, quand les raiders les avaient portées jusqu’au rivage. Certaines avaient été violées, avant que Galo Bastido eût empêché ses hommes d’endommager des biens potentiellement rentables. Plusieurs déliraient ; d’autres étaient recroquevillées sur elles-mêmes, s’abandonnant à la détresse et à la mort. Elles étaient toutes assises ou couchées dans leurs propres déjections. Beaucoup avaient le mal de mer, trop affaiblies à présent, ou trop vides, pour vomir. Elles n’avaient eu depuis plus de quatre jours que du pain si dur que Hildi-la-Mince s’y était cassé une dent, et pas d’eau douce depuis trois jours. Katla soupçonnait que les raiders avaient mal calculé la quantité de vivres nécessaires ; ou peut-être n’avaient-ils eu l’intention de capturer que le constructeur de bateaux, et les femmes n’avaient été qu’un bonus. Ils étaient en mer depuis seize jours ; ou bien ils étaient perdus, ou bien ils se rendaient plus loin au sud de la côte istrienne qu’elle ne l’avait pensé. Elle essaya de réfléchir à ce qu’elle savait du continent du Sud, soit pas grand-chose. Les Nordiques n’établissaient la carte que de leurs propres eaux – des griffonnages élémentaires, plutôt des diagrammes tracés au charbon sur de la peau d’agneau tannée, indiquant les récifs traîtres, les voies sûres et les courants rapides, là où les poissons se rassemblaient au printemps, là où avaient eu lieu des naufrages, le meilleur passage pour se rendre au port de Halbo ou dans les riches zones de pêche qui entouraient les Îles-Belles. Katla n’avait donc jamais vu une carte des terres ennemies, pas même celle indiquant le chemin de la Plaine de Tombelune où se tenait la Grande Foire. C’était là un savoir maritime quasi légendaire que l’on se transmettait de père en fils ou d’oncle en neveu dans les familles eyraines. Elle avait beau avoir voyagé avec sa propre famille l’année précédente pour se rendre à Grande Foire, tout ce qu’elle savait, c’était que la Plaine de Tombelune s’avançait dans l’Océan du Nord comme une langue de terre et que, derrière ses déserts de cendres volcaniques, des montagnes se dressaient au sud tandis qu’un grand golfe se perdait vers l’est et l’intérieur des terres istriennes. Où cette bringuebalante embarcation et son équipage de pirates pouvaient bien se rendre, elle n’en avait pas idée, à l’exception du nom « Forent ». C’était apparemment, dans le contexte où elle l’avait entendu utiliser, une cité portuaire et le centre de la naissante industrie navale istrienne. Elle en avait déduit que Forent devait être leur destination. On s’était assurément donné beaucoup de mal pour mettre la main sur Morten Danson. Il allait être contraint de fabriquer des navires pour la guerre contre son peuple. Si ce dégoûtant petit bateau était ce que les artisans de l’Empire du Sud pouvaient faire de mieux, il n’était pas étonnant qu’on eût été forcé de cingler jusqu’à Tomberoc pour se trouver un constructeur à moitié décent.

Et elle, qu’allait-il lui arriver, et à ses compagnes ? Affaiblies comme elles l’étaient par la faim et le mal de mer, maladie et mort ne devaient pas être loin. Elles ne seraient pas un spectacle bien aguichant lorsqu’on atteindrait la côte, si jamais on l’atteignait. Elle jeta un coup d’œil circulaire dans la cale. Même la plus jolie, Kitten Soronsen, avait l’air à peu près aussi séduisante qu’une mendiante lépreuse ; ses glorieux cheveux blonds pendaient en mèches sales et raides sur sa chemise tachée d’excréments, son visage rougi était tout enflé. Béra, qui était déjà maigre, semblait aussi émaciée que l’un des chats de la vieille Ma Hallasen. Même Magla, avec sa voix forte et son ample giron, avait beaucoup maigri. Leurs ravisseurs auraient du travail pour les rendre présentables, si elles devaient rapporter plus d’un ou deux cantari, songea Katla avec une sombre satisfaction. Comme esclaves, peut-être. Mais comme prostituées ? Un homme assez désespéré pour vouloir d’elles devrait être aussi aveugle qu’une taupe, ou dépourvu de sens olfactif – même les raiders avaient cessé de les tripoter.

Katla connaissait un peu mieux que ses compagnes les aspects les plus sordides du monde. Elle savait, par exemple, que dans les ports des îles nordiques, les prostituées jouissaient d’un commerce florissant dans les allées et les gargotes proches de la zone portuaire, surtout quand des bateaux jetaient l’ancre après plusieurs jours en mer. Mais elle savait aussi que dans l’ensemble, ce commerce leur appartenait ; c’était un métier que certaines choisissaient. En Eyra, l’argent qu’elles gagnaient ainsi leur revenait et elles le dépensaient comme elles voulaient. Mais, d’après ce que Katla avait entendu des pratiques de l’Empire, ses compagnes et elle seraient sans doute plutôt menées contre leur gré dans un antre rempli de coussins où, par menace et violence, elles seraient forcées de satisfaire les lubriques et les dépravés. Il fallait être désespérée et sans discrimination pour se soumettre volontairement aux attentions de la plupart des hommes qui payaient pour baiser une femme. Elle avait vu assez de marins et de travailleurs des quais saouls et peu favorisés par la nature pour savoir qu’elle ne choisirait jamais de s’offrir à eux pour quelques pièces. Mais être contrainte à une telle servitude, forcée de se livrer à l’on ne savait quelles bizarres perversions dans un bordel d’une cité ennemie… Katla n’était pas une fille particulièrement morale ni particulièrement timorée, mais elle savait qu’elle préférerait la mort.

 

*

*   *

 

Erno Hamson était assis sur la vieille digue, les pieds pendants sur la pierre couverte de bernacles. Il fixait la mer d’un œil aveugle, en essayant de contrôler sa frustration et en espérant le passage d’un bateau, n’importe quel bateau. Un pâle rayon de soleil éclairait la rade où une demi-douzaine d’embarcations démolies et à moitié englouties témoignaient des destructions causées par les raiders. Cet emplacement avait été l’endroit qu’Erno aimait le plus au monde ; il s’y était assis des centaines de fois auparavant, mais jamais dans des circonstances telles que celle où il se trouvait présentement. Et d’abord, cette fois, Katla Aransen ne se trouvait pas près de lui avec sa ligne qui plongeait dans les paresseuses eaux vertes en contrebas tandis qu’ils essayaient tous deux d’échapper à leurs tâches domestiques à la ferme. En vérité, il ignorait totalement où elle pouvait être ; pas à Tomberoc, en tout cas, alors qu’il avait espéré avec tant de ferveur l’y rejoindre. Derrière lui, la fumée noire qui avait englouti la ferme sur la colline avait disparu, soufflée par un fort vent du nord qui chassait à toute allure les nuages, dans les hauteurs du ciel d’un bleu glacial. On avait enseveli les cadavres violentés éparpillés devant la ferme, et le reste de la troupe des mercenaires avaient pris tout ce qui pouvait être récupéré d’utile dans les ruines de la grande salle. Jusqu’à la nuit précédente, il s’était considéré, quoique avec réticence, comme un des leurs.

Il semblait n’y avoir que trois survivantes à l’assaut des raiders contre la ferme. Deux étrangères qui s’étaient révélées être des prostituées amenées de Forent par les Istriens, lesquels s’en étaient débarrassés. La troisième était Ferra Bransen. Ils l’avaient découverte enfermée dans un fumoir à poisson près du port mais, pendant les deux premiers jours, rendue incohérente par la terreur, elle avait apparemment été persuadée que Persoa, à qui on l’avait confiée, était l’un des raiders, car elle se recroquevillait devant le moindre geste, si doux fût-il, en gémissant quand il la regardait. Traumatisée, elle ne pouvait rien se rappeler d’utile, ni les événements, ni aucun détail concernant les raiders ou leur navire. Mais on n’avait pas dû spéculer longtemps pour en arriver à une conclusion : puisque Morten Danson, le constructeur de bateaux, ne se trouvait nulle part dans l’île, on l’avait de nouveau capturé et il était maintenant en route vers l’Empire du Sud.

Erno aurait évidemment voulu se mettre sans retard à leur poursuite afin de secourir Katla. Les pierres de la ferme étaient encore brûlantes à leur arrivée, les cadavres encore chauds, le vaisseau des raiders ne devait pas être bien loin. Il était certain qu’avec un bon vent, et leurs talents supérieurs de marins, ils les rattraperaient et secourraient leurs prisonnières. Mais Mam n’avait rien voulu entendre : « Ce sont de féroces maraudeurs, et nous ne savons pas combien ils sont. » En montrant à Erno ses dents limées en pointe, elle avait ajouté : « Et puis, s’ils en sont réduits à voler des femmes de Tomberoc, ils doivent être complètement à court d’argent, et ma troupe ne se lance pas dans des situations dangereuses sans être bien payée. »

Quand il s’était mis à hurler en la traitant de putain au cœur de fer et de couarde, elle s’était contentée de l’assommer, de le jeter sur son épaule et de le laisser tomber sur une pile de foin, dans la grange située à l’ouest de la ferme.

Il lui en restait une bosse sur la tempe de la taille d’un œuf de poule. Difficile de croire qu’une femme – et même une femme comme Mam – pouvait d’un seul coup de son poing nu lui infliger une telle meurtrissure. Mais il devait sans doute se considérer comme chanceux qu’elle eût assez d’amitié pour lui et ne l’eût pas embroché avec l’épée qu’il l’avait accusée d’être trop lâche pour utiliser, l’abandonnant dans une mare de son propre sang. Il doutait que beaucoup d’hommes au monde eussent pu insulter la mercenaire en y réchappant – ou du moins pas en possession de tous leurs morceaux.

C’était Joz Patte-d’Ours qui avait ranimé Erno avec de l’eau froide, un demi-poulet rôti et un flacon de sang d’étalon. Le colosse lui avait aspergé la figure avec l’eau et, tandis qu’Erno s’asseyait, désorienté et crachotant, il lui avait versé dans le gosier une bonne rasade de l’amère liqueur en lui donnant, avec le poulet, un bon conseil : « Si tu veux revoir Katla Aransen, il vaudrait mieux que ce soit dans cette vie et non dans un recoin gelé de Hel », avait-il dit avec sagesse. « Nous sommes des mercenaires, mon gars, nous suivons notre chef et nous allons où l’argent nous envoie. »

Lorsque Erno avait répliqué que lui n’était pas un mercenaire et ne le serait jamais, Joz s’était contenté de lui adresser son effrayant sourire, et avait lancé dans la pénombre une petite pochette rebondie. Il l’avait rattrapée près de l’oreille d’Erno et elle avait rendu un son argentin des plus alléchants.

Partagé entre une soudain faim pressante – l’arôme du poulet rôti lui titillait les narines – et une forte curiosité, Erno s’était surpris à demander, un peu plus tard, d’une voix rendue indistincte par une grosse bouchée juteuse : « C’est pour quoi, ça, alors ? »

Mais Joz avait disparu dans la pénombre, avec l’argent.

Erno avait froncé les sourcils, puis la nourriture et le vin avaient réclamé toute son attention. Le temps pour lui de dévorer le reste du poulet, de finir le flacon de sang d’étalon et de sombrer ensuite dans une somnolence agitée, la nuit était vraiment descendue sur Tomberoc.

Le matin suivant, lorsqu’il était allé à la recherche des mercenaires, il avait découvert qu’ils étaient partis en le laissant seul et sans embarcation. Il était donc à présent assis sur la digue et en martelait la paroi de ses talons en attendant de voir s’il s’agissait d’une bizarre plaisanterie ou s’ils reviendraient le chercher. Sinon, il devrait traverser toute l’île pour trouver et attraper l’un des poneys de Tomberoc qu’on laissait courir librement sur les landes, et implorer l’une des familles du nord de l’île de lui prêter un ketch – s’il restait là quelqu’un de vivant.

« Alors, on pense devenir un poisson ? Tu vas la chercher à la nage ? »

On avait crié ces paroles, les accompagnant d’un inquiétant ricanement.

Erno faillit tomber dans la rade. Il n’avait entendu personne approcher, s’était cru la seule âme vivante dans les parages. Il se dressa d’un bond en dégainant son poignard.

Un spectacle incongru s’offrit à lui : une maigre silhouette voûtée, enfouie dans une demi-douzaine de jupes dépareillées, avec pour manteau une couverture effilochée, et des cheveux gris qui descendaient presque jusqu’au sol. Sur le sommet du crâne, un gros turban de haillons multicolores rendait la tête complètement disproportionnée par rapport au corps minuscule qu’elle surplombait. L’étrangeté ne s’arrêtait pas là, car derrière cette silhouette trottait une petite chèvre blanche tenue en laisse au bout d’un long morceau de ficelle.

Abasourdi, il attendit que s’approche ce couple étrange.

« Chair ou poisson ? Bon ou mauvais ? Qu’est-ce qu’on peut faire avec un joli petit canard abandonné au soleil ? On le ramène à la maison, on caresse ses jolies plumes, on fait de la soupe avec sa queue », dit-on d’une voix poussive.

Erno fronça les sourcils, incertain de ce qu’il devait répondre. On ne savait jamais quoi dire à la vieille Ma Hallasen. Elle était et avait toujours été aussi folle qu’une chauve-souris. Enfant, il s’était glissé jusqu’à sa petite cahute près du ruisseau, en général avec d’autres garçons ; une fois, dans un accès d’exceptionnelle bravoure, il y était même allé seul. C’était une sorcière ; elle dévorait les agneaux morts-nés et les yeux de porc, elle jetait des sorts aux bêtes et aux femmes qui la contrariaient. Elle n’aimait pas les enfants et les chassait à coups de bâton. Pour un garçon de dix ans, elle semblait tout droit sortie d’un conte : une femme troll, ou un esprit vagabond avide de la chair des vivants. Il en avait été terrorisé. Mais avec la sagesse de ses vingt-six ans, il pouvait comprendre pourquoi une vieille femme vivant en la seule compagnie de ses chèvres et de ses chats n’avait pas envie de se faire harceler par les gamins du coin qui lui lanceraient des cailloux ou bien pis tandis qu’elle était bien tranquille dans son petit jardin, ne dérangeant personne. Il se força à esquisser un sourire hésitant.

La vieille Ma Hallasen le scrutait de sous son turban bizarre ; elle lui sourit en retour, un grand rictus édenté. « Ah, mon petit pigeon, tu es revenu à la maison, hein, juste pour trouver le pigeonnier démoli et tout calciné ? Pas d’importance, mon bel oiseau. Viens avec Asta et moi, et tu seras bien traité. » Elle posa sur son bras une main pareille à une serre, en lui adressant un clin d’œil grotesque : « Ah, petit Erni, petit Erno ! »

Il recula involontairement d’un pas et sentit le sol se dérober sous lui. Pendant une seconde, il vacilla de façon précaire au bord de la digue, puis la vieille le rattrapa avec une force étonnante pour le précipiter à terre. La chèvre le poussa du museau, incertaine, puis se mit à lui mâchonner les cheveux.

« L’eau, c’est pour les petits poissons », admonesta sévèrement la vieille en agitant un doigt osseux sous le nez d’Erno. « À quoi me servirais-tu, ou à la Fille à la Bouilloire, si tu te noies comme un petit rat ? »

La Fille à la Bouilloire. Dans l’ancienne langue, le terme pour « bouilloire » était « katla ». Erno regarda fixement la vieille femme en éprouvant une nouvelle sorte de crainte. Peut-être n’était-elle pas aussi folle qu’elle le prétendait. Et peut-être, comme on le disait, possédait-elle le don de voyance. Comment sinon aurait-elle pu connaître son amour pour Katla ?

Il se releva, en remarquant l’état des vêtements de la vieille femme. Quelques ourlets étaient tachés de boue, de sang et d’autres liquides impossibles à identifier ; deux des morceaux d’étoffe étaient calcinés et troués. Il comprit brusquement, avec une rage amère. « Vous avez volé ces habits, s’écria-t-il. Vous les avez volés aux mortes, à la ferme ! »

La vieille fit un bond en arrière avec une vigueur troublante chez quelqu’un d’aussi âgé. Une vague odorante accompagna cet acte, entre autres une forte odeur de fumée. « Et alors ? Elles n’en avaient plus besoin ! » Les petits yeux noirs lancèrent un éclair furieux. « Elles s’en moquaient bien. »

Vraiment pas folle du tout, pensa Erno. Il la prit par le bras, alarmé de découvrir que ce membre apparemment si maigre était aussi dur et noueux qu’une racine. « Que savez-vous de ce qui est arrivé ici ? » demanda-t-il, en la secouant avec un peu plus de vigueur qu’il ne l’avait voulu. « Où est le Maître de Tomberoc ? Où sont tous les hommes ? Pourquoi n’y avait-il personne pour défendre les femmes ? »

Avec une grimace, la vieille se dégagea. Un instant, il crut qu’elle allait se mettre à pleurer, puis elle serra les lèvres et, avec une venimeuse malveillance, elle expectora un énorme crachat de mucus et de salive qui s’écrasa avec un claquement humide sur le quai. « Au fond de la mer avec Sur en personne, ou pris dans les glaces des racines de Hel, voilà où ! »

Erno se frotta la figure, frustré. « Je vous en prie, dites-moi, implora-t-il. Dites-moi ce qui est arrivé. »

La vieille lui jeta un regard oblique. Puis elle emporta sa chèvre sous son bras et, sans un mot de plus, revint sur ses pas.

Erno la suivit, se sentant complètement stupide. De quoi devaient-ils avoir l’air ? La vieille Ma Hallasen toute courbée par l’âge et le poids de la bête qu’elle portait, et lui derrière comme au bout de la même laisse lui aussi…

Il connaissait le chemin de la demeure de la vieille femme, bien entendu : les sentiers de Tomberoc lui étaient aussi familiers que les veines qui lui striaient le dos de la main. C’était un endroit délaissé, un tertre au toit de gazon, à l’ombre d’aubépines et de chênes tordus, près du ruisseau du Pied-de-Mouton qui jaillissait au pied des falaises pour transformer en marécage bourbeux ce qui aurait pu être une belle prairie des terres hautes. Nul n’en voulait, et nul ne voulait de la vieille. On ignorait son âge ; on avait l’impression qu’elle avait toujours été là. Et cet antique taudis du marais du Pied-de-Mouton semblait parfait pour elle. Comme elle, il s’était trouvé là de temps immémorial ; on ne se rappelait même pas à qui il avait bien pu appartenir. L’extérieur en avait un aspect plus lugubre qu’Erno ne pouvait l’imaginer, même avec son enclos de chèvres multicolores et le maigre chat rayé couché sur le toit et qui le fixait d’un œil hostile. Le taudis se dressait comme un tumulus funèbre sur le sol couturé ; sa porte était une peau de phoque tendue sur un cadre en bois de saule. Des boucles de cuir la retenaient en guise de protection contre le mauvais temps. Il n’y avait pas de fenêtres. Une chaise faite de la proue d’une vieille barque était installée au soleil du côté sud, et un gros sac rebondi était posé en travers, avec un creux profond au milieu, là où s’asseyait habituellement la vieille femme. Derrière la maison, deux ruches bourdonnaient d’activité.

Pourquoi l’avoir amené là ? Le cœur d’Erno se mit à battre péniblement tandis que l’abandonnaient seize années de sagesse durement acquise et qu’il redevenait un petit garçon curieux et effrayé, espionnant la maison depuis la haie en espérant et en craignant de voir sortir la sorcière.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, Ma Hallasen laissa tomber la chèvre, qui s’en alla au galop sauter par-dessus le semblant de barrière pour rejoindre ses compagnes. La vieille femme se tourna vers lui, une expression de malice illuminant son antique visage ridé. Elle trouve plaisir à mon malaise, comprit Erno. Elle jouait son rôle.

Puis, de ses doigts froids et noueux, elle lui prit la main et, après avoir défait les lanières de la porte, le fit entrer.

Erno resta bouche bée. De l’extérieur, la demeure de la sorcière semblait moins grande qu’une barque de pêche. Mais l’intérieur était vaste et s’étirait dans les ombres hors du cercle de lumière mouvante projetée par les chandelles piquées sur les murs. Quelqu’un – sûrement pas cette vieillarde ? – avait creusé une énorme caverne dans la colline. De gros madriers soutenaient le plafond, polis par l’âge et l’usage, et le sol avait été creusé assez profondément pour permettre à un homme de la taille d’Erno de se tenir debout sans risquer de se cogner la tête. La lueur des bougies mettait en valeur des tapisseries d’un travail minutieux, aux teintes plus riches et plus variées que n’en avait jamais vu Erno, car les teintures des îles nordiques étaient plutôt les simples nuances de la nature – des bruns, des gris, des pourpres doux de bruyère, des bleus. Seuls les seigneurs les plus riches auraient pu s’offrir les essences rares qui avaient produit ces teintes vibrantes. Somptueusement brodés de rouge et d’or, une multitude de coussins remplissaient un grand divan de bois recouvert de fourrures. Il y avait une table aux pieds en forme de pattes de dragon, sculptés avec une extraordinaire minutie. D’épaisses peaux de moutons étaient étendues sur le sol, un feu rugissait dans le foyer, entouré de pare-feu gravés, avec une ingénieuse cheminée qui menait on ne savait où.

Lorsqu’il se retourna, une dizaine de questions sur les lèvres, il fut réduit au silence. La vieille femme avait ôté son turban et sa couverture effrangée ; elle s’employait à présent à retirer ses nombreuses jupes. Erno commença de ressentir une véritable anxiété. L’avait-elle amené là pour s’accoupler avec lui ? Quelle idée horrifiante ! Il allait l’écarter pour bondir par la porte, trésors ou non, quand elle lui barra le chemin. Elle s’était débarrassée des derniers chiffons volés et s’avançait vers lui, vêtue d’une simple chemise noire. Après lui avoir pris le bras, elle l’entraîna à sa suite vers le fond de son antre.

Derrière la première salle s’en ouvrait une autre, et si la première avait stupéfait Erno, la seconde lui coupa le souffle.

Le long d’un des murs, sur des étagères, étaient empilés des rouleaux de parchemins scellés à la cire et attachés par des rubans. Des flacons faits d’une substance transparente s’alignaient sur une autre étagère. Erno ne put s’empêcher d’en prendre un. Le matériau était dur et frais, absolument lisse et d’une splendide teinte écarlate. Il le tint devant la bougie la plus proche, en s’émerveillant de voir comme la lumière y jouait, faisant danser des rais rouges dans toute la salle. Impressionné, il replaça le flacon. La vieille femme se mit à rire : « N’as-tu jamais vu de bouteille, Erno ? » Sa voix avait baissé d’un registre et s’était adoucie. « Un jeune voyageur comme toi, tu n’as jamais vu de verre ? »

Il secoua la tête, muet, et pénétra plus avant dans la salle. Une autre étagère présentait un amas de longs ossements jaunâtres, et un crâne pourvu d’un unique trou ovale dans le front, mais là où se seraient trouvés les orbites dans un crâne ordinaire, il n’y avait que l’ivoire lisse et poli. Avec un frisson, Erno fit le signe de Sur. Ses cheveux se hérissaient sur sa nuque. C’était là un lieu où nul homme vivant n’aurait dû entrer de son plein gré. Les Anciens allaient peut-être réclamer son âme…

« N’aie crainte, Erno Hamson », dit la vieille folle, qui soudain le semblait beaucoup moins. « Viens avec moi. »

Elle le prit par la main et il la suivit, sans plus de volonté.

À l’extrémité de la salle, une puissante épée était suspendue au mur. Son pommeau, la tête parfaitement reproduite d’un renard, était fait d’un métal lustré et chatoyant qui semblait devoir être chaud au toucher. La garde était minutieusement incrustée de corne, d’ivoire et d’os. La lame était longue – Erno sut d’instinct que s’il ôtait l’épée du mur pour la tenir sur le sol, le pommeau lui arriverait au creux de la poitrine. Elle était large près de la garde et aiguisée en pointe fine. Le dessin moiré du corroyage était visible sur toute sa longueur, à tel point que les reflets du fer se tordaient tout du long comme de fabuleux serpents lancés à la poursuite les uns des autres à travers de la brume. S’il plissait les yeux, ils devenaient plus nets, puis se perdaient de nouveau, comme si ces formes eussent été une illusion créée par la lumière, ou une ondulation du temps. La soie de la lame était si élégamment agencée qu’il en eut les larmes aux yeux : Katla aurait travaillé toute sa vie pour fabriquer une telle épée. Celle-ci avait été forgée par un maître armurier, et c’était un héros qui l’avait portée en des âges perdus. Les mains lui démangeaient de la tenir.

« Prends-la », dit la vieille femme, mais il se rendit compte qu’il ne pouvait bouger. Ma Hallasen émit un petit bruit de langue agacé. « Une telle lame pourrait décapiter une douzaine de pirates d’un seul coup », dit-elle avec une joie maligne, debout sur la pointe des pieds, en tendant les mains pour décrocher l’arme de son support. Celle-ci était presque aussi grande qu’elle, mais la vieille l’ôta de ses crochets sans effort apparent et, lorsqu’elle l’eut entre les mains, elle parut aussi droite et aussi grande qu’Erno lui-même. Quand il lui prit l’épée, il faillit la laisser tomber, surpris par son poids.

« Hé, hé, hé, hé ! » caqueta la vieille femme, revenue un instant dans son personnage.

« Je ne comprends pas », dit-il enfin, en caressant avec émerveillement le pommeau. « D’où viennent ces objets ? Qui êtes-vous ? Pourquoi me donnez-vous ceci ? »

La vieille femme l’observait, la tête penchée de côté, comme si elle avait évalué sa capacité à entendre la vérité. Puis elle déclara : « Cette épée a été forgée par Sur en personne et appartient désormais à mon fils. Je crois que tu le connais, même s’il est aussi vieux aujourd’hui que le serait ton arrière-grand-père. »

Erno se mit à rire devant l’hyperbole. « Mon arrière-grand-père est enseveli depuis quarante ans, mais quand il a rendu son dernier souffle, il avait atteint le bel âge de quatre-vingt-six ans ! »

Ma Hallasen lui adressa un grand sourire édenté et ravi. Ce n’était pas beau à voir. « Ha ! Tu ne me crois pas. Tu n’as pas deviné, alors. Penses-y bien, mon joli pigeon. L’indice se trouve dans l’épée. » Et, sur ces mots, elle lui fit de nouveau signe de la suivre.

Il s’exécuta, perplexe, en contemplant la grande épée. Mais à moins qu’il ne fût extrêmement stupide, celle-ci n’offrait aucune réponse évidente. Il avait les bras qui vibraient de la tenir, mais que ce fût à cause de son poids ou de quelque qualité essentielle de l’arme elle-même, il n’aurait su le dire. Il se concentra pendant quelques instants sur cette sensation, mais il en eut simplement la tête qui bourdonnait à son tour. Il posa enfin la grande lame contre le mur, en jetant un regard autour de lui. Ils étaient revenus dans la première pièce, et la vieille Ma Hallasen ouvrait un coffre de bois qu’il n’avait pas remarqué au premier abord afin d’en tirer un gros objet enveloppé dans un morceau de soie aux couleurs ravissantes. Pendant un instant, le cœur d’Erno cessa de battre, une pierre froide dans sa poitrine. Des flammes écarlates et orange léchaient les bords du tissu ; cela ressemblait en tout point au présent qu’il avait acheté à la Grande Foire pour Katla, le châle pour lequel il avait donné toutes ses économies à la marchande nomade. Mais il vit alors des oiseaux brodés dans la partie supérieure du tissu, et se rendit compte que, quoique similaire, le tissage était différent. Une vaste et inexplicable tristesse s’abattit sur lui. Katla avait porté son châle la dernière fois qu’il l’avait vue, sur la plage de la Plaine de Tombelune, avant que, sur son ordre, il ne l’eût laissée seule pour affronter ses poursuivants.

Ma Hallasen écarta la soie d’un revers de main. En dessous se trouvait un globe de pierre translucide et poli. Après s’être agenouillée avec une souplesse impossible, elle fit signe à Erno de s’asseoir en face d’elle de l’autre côté de la table basse. Elle posa une main de chaque côté du cristal et y plongea un regard scrutateur. Puis elle releva les yeux pour regarder Erno. Tout un spectre de couleurs se pourchassaient sur sa vieille peau sèche et sur les méplats de son visage. Elle avait un aspect surnaturel.

« Pense à elle, à la Fille à la Bouilloire », lui dit-elle d’un ton pressant. « Je vois ton cœur, il brûle avec autant d’éclat que s’il battait sur ta chemise. » Elle baissa la voix d’un air de conspiratrice, même s’il n’y avait là pour l’entendre que les chèvres et les chats. « Et je t’ai entendu la pleurer devant la ferme, pendant que tu marchais entre les cadavres avec la femme aux dents effilées. »

Il laissa échapper une exclamation étranglée. « Je ne vous ai pas vue », dit-il, accusateur, comme si par quelque magie elle aurait pu être l’un des corbeaux qu’il avait dérangés et qui l’avaient fixé de leurs petits yeux aussi noirs et ronds que ceux de la vieille, avant de s’envoler vers les arbres dans de grands battements d’ailes innocents.

« On me voit seulement quand je le veux bien », répliqua-t-elle avec impatience. « Maintenant, pense à la Fille à la Bouilloire et pose tes mains sur le cristal. »

Il obéit. Il imagina Katla à la forge, en train de marteler une lame, son visage luisant de sueur auquel la concentration donnait une expression farouche, les lueurs rouges des flammes qui brillaient sur les muscles de ses bras et faisaient un halo de sa chevelure. Et soudain, elle fut là. Dans un endroit très sombre, les cheveux plus courts, une grosse meurtrissure sur la joue. D’autres femmes qu’il reconnaissait s’incurvaient autour d’elle dans la boule de cristal. Leurs mains et leurs pieds étaient enchaînés.

« Elle est vivante ! » s’écria-t-il en relevant les yeux vers la vieille femme. Un immense soulagement l’envahit, aussitôt suivi d’un terrible désespoir. Comment la trouverait-il ? Comment pourrait-il même quitter l’île, et moins encore se rendre en Istrie ?

« Regarde encore dans le cristal, joli pigeon. »

Il vit alors un navire et ses rameurs entrer dans le port de Tomberoc. La voile était ferlée dans l’air immobile, et il lui fallut un moment pour comprendre ce qu’il regardait. Puis un grand élan d’espoir le souleva. Même de dos, il reconnaissait la masse puissante de Mam. Auprès d’elle, il était impossible de se tromper sur l’identité de son compagnon de rame, car un grand tourbillon d’images se tordait sur le dos de celui-ci. C’était son amant, l’assassin Persoa, l’homme tatoué. C’était le navire des mercenaires : ils étaient revenus le chercher !

Sans réfléchir davantage, il bondit de la table en direction de la porte.

« Une fille dédaignée est un ennemi de plus. » La voix de la vieille femme était profonde et résonnante. Elle l’arrêta net. Pendant un instant, dans la lumière trompeuse de la salle, il lui sembla que sa chevelure était un grand nuage doré, que son visage était moins étroit, plus jeune, plus impérieux. Elle ressemblait moins à Ma Hallasen, la vieille folle, qu’à… Il repoussa cette idée : c’était ridicule.

Le temps pour elle de se lever de la table et de reprendre l’épée là où il l’avait appuyée au mur, il avait réussi à dissiper l’image troublante qui l’avait visité. Il prit la grande épée, contrit. « Je suis navré, vieille femme, dit-il. Je n’avais pas l’intention de rejeter votre présent, si c’en est un.

— Plus un prêt qu’un présent », croassa-t-elle, redevenue une antique femme courbée par le poids des ans et les douleurs de ses vieilles articulations. « Et tu auras assez d’ennemis si tu suis le chemin que tu as choisi, sans m’ajouter à leur nombre. »

Mais elle ne lâchait pas l’épée. Erno la tenait avec maladresse, incertain de devoir la lui arracher ou attendre qu’elle la lui abandonnât. Ses bras se mirent à trembler sous le fardeau, mais, dans la lumière changeante, on aurait dit que les bras de la vieille femme étaient de roc. Elle le regarda droit dans les yeux. « Cette épée doit revenir à son créateur », dit-elle, énigmatique. Puis elle lâcha l’épée et éclata d’un rire caquetant en le voyant ployer sous le faix, une fois seul à tenir l’arme. « Ou bien tout le reste échouera. »

Elle s’éloigna en claudiquant vers les ténèbres qui occupaient le fond de la salle et y disparut comme si elle était entrée dans un passé où il ne pouvait la suivre.

En clignant des yeux sous le choc de la lumière, à l’extérieur du tumulus, et dérouté par cette étrange rencontre comme par ces conjectures plus étranges encore, Erno mit la grande épée sur son épaule et retourna vers le port avec le sentiment d’avoir été élu pour connaître une destinée spéciale qu’il ne méritait pas. Comment il répondrait à des questions concernant la provenance de son arme, il l’ignorait. Le temps pour lui de revenir à la digue, où les mercenaires l’attendaient, son esprit était vide, ce qui ne l’aidait pas. Aussi ne dit-il rien, malgré les regards curieux qu’on leur adressa, à lui et à son arme. Quand Joz Patte-d’Ours tâta d’un air approbateur le pommeau doré, il marmonna quelque chose à propos d’un « héritage », ce qui était aussi proche que possible de la vérité sans donner prise à des discussions plus poussées. Cette nuit-là, alors qu’ils faisaient voile vers le continent du Sud à la poursuite des raiders, il dormit avec l’épée près de lui, enroulée dans son manteau, et il rêva qu’il la jetait dans l’océan avant d’être rattrapé par le destin évoqué par la vieille femme. Mais au matin, elle était toujours bien enveloppée et il se rendit compte qu’il était incapable de s’en départir. D’ailleurs, comme Mam le fit remarquer avec son habituel pragmatisme, si l’argent que Margan Rolfson leur avait donné pour le sauvetage de sa sœur bien-aimée, Béra, et de sa nièce Katla, s’épuisait avant qu’ils n’aient accompli leur tâche, comme les quelques pièces d’argent collectées dans l’île chez les parents des autres captives, on pourrait toujours la vendre, cette épée.

Erno ne répliqua point que vendre cette épée serait impossible. Et Mam n’ajouta pas que Margan l’avait prise à part pour lui faire jurer de donner aux femmes le coup de grâce, comme elle le pourrait, si leurs ravisseurs, ou d’autres, avaient trop cruellement abusé d’elles lorsqu’elle les retrouverait.

Ainsi chacun conserva-t-il ses secrets pendant que le vaisseau cinglait vers le sud.

 

 

5. Le Maître

 

Aran Aranson avait entendu conter comment les marins perdus dans les régions arctiques devenaient enclins à des hallucinations, car leurs yeux et leur esprit étaient trompés par le froid, l’épuisement et les interminables panoramas de glace, de ciel et d’océan qui se fondaient les uns aux autres en un paysage aux métamorphoses traîtresses. On voyait des icebergs flotter à la surface comme de gigantesques palaces, des châteaux fabuleux dressés à des centaines de pieds dans les airs. Certains croyaient apercevoir les contours de leur île natale dans cet impossible décor, d’autres leurs épouses et leurs filles illuminées par les étranges feux polaires. Nombreux étaient ceux qui perdaient complètement l’esprit, et on les trouvait dans les tavernes des ports, marmonnant dans leur bière, encore plongés dans cet autre monde de merveilles, un univers qu’ils ne voulaient pas abandonner. Parfois leurs yeux aveugles regardaient derrière vous sans vous distinguer, de manière déroutante, et leur vieux visage couturé se fendait en un sourire de bienvenue ; mais si l’on se retournait pour voir quel nouveau venu avait déclenché cet accueil joyeux, il n’y avait le plus souvent personne.

Les yeux rivés sur l’apparition qui flottait à présent vers eux, Aran avait le sentiment de devoir bientôt rejoindre les rangs de ces affligés.

À ses yeux endoloris par l’éclat de la neige, cette silhouette semblait être celle d’une femme vêtue de robes qui ondulaient, liquides comme la mer ; et, comme la mer, sa longue chevelure formait des vagues d’or et d’argent autour de son visage éclatant. L’air crépitait entre eux, s’enflammant par instants en des explosions de feu pâle. Aran les sentait jouer autour de son crâne, et un fourmillement étrange lui hérissait les poils sur la nuque pour parcourir ensuite son échine. Lorsqu’il refermait les paupières, le noir était encore zébré d’éclairs fous, il ne pouvait y échapper.

Pour Urse, la silhouette était celle d’un homme : un très vieil homme à l’expression amère, au visage plissé de mille rides qui tiraient tous ses traits vers le bas, des replis qui ne trahissaient pas seulement un âge avancé mais une vaste déception, impossible à contenir, à l’égard du monde.

Fent Aranson ne dit rien, ne vit rien. Mais au moment où l’apparition se matérialisa, il se tordit convulsivement sur l’épaule d’Urse, en laissant échapper un petit cri inarticulé.

La fulgurance bleue qui entourait la silhouette tressauta en crépitant, puis disparut soudain, dispersée dans l’air nocturne, ne laissant derrière elle qu’une faible luminescence. Puis l’apparition s’immobilisa et sembla couler lentement jusqu’au sol.

« Bienvenue », dit-elle.

Pour Aran, ce simple mot avait toute la senteur des champs d’été, du grain mûr, des moissons et des femmes accueillantes, la chaleur, le confort et la nostalgie de sa jeunesse perdue. Pour Urse-Une-Oreille, cependant, c’était la déclaration d’un illusionniste, une voix chancelante qui cherchait à rassurer. « Bienvenue à la forteresse secrète au sommet du monde. Bienvenue à Sanctuaire. »

Aran sentit ses genoux se dérober sous lui. Il s’affaissa comme si, alors qu’il arrivait enfin au but, ce qui lui restait de force lui avait manqué. Ce fut Urse qui demanda : « Quelle sorte d’homme êtes-vous donc pour nous apparaître de si bizarre façon, plutôt que d’avancer sur vos deux pieds ? »

À ces mots, Aran interpella le géant : « Que dis-tu ? » Et alors même qu’il parlait, l’image lui revint clairement à l’esprit, celle de la femme qu’il avait entraperçue à la Grande Foire, l’été précédent, celle qui était assise bien tranquillement derrière l’étal du marchand de cartes, avec le voile de ses cheveux étincelants et ces yeux gris-vert, fascinants, pleins d’aguichantes promesses. Le sang se précipita vers des parties glacées de son anatomie qu’il avait oubliées. Son cœur battit plus vite. Embarrassé à l’idée de voir cette réaction révélée de manière visible, il se détourna de l’apparition pour faire face à son compagnon, le visage convulsé. « Comment peux-tu être aussi malgracieux envers une dame aussi charmante ? »

Urse se mit à rire, en découvrant sa dent de travers. « Une dame ? Ce n’est pas une dame. La glace doit t’avoir rendu aveugle. C’est un vénérable vieillard qui semble porter tout le poids du monde sur ses épaules. » Il fronça les sourcils. « Mais même si tes yeux te trompent, tu peux sûrement entendre la différence entre la voix cassée d’une barbe grise et la douce voix d’une dame ? »

Aran sentit le désir qui l’avait envahi se transformer en furie. Il fit un pas vers le géant, les poings serrés. « Lâche mon fils et prépare-toi au combat, Urse-Une-Oreille. Je vais te remettre la figure à l’endroit pour ce comportement insultant !

— Non ! »

Cette parole de commandement fendit l’air pour s’interposer entre eux comme un invisible bouclier – pour Aran, c’était une supplication mélodieuse qui ne pouvait que faire fondre sa colère ; pour Urse, c’était un ordre auquel il ne pouvait qu’obéir.

 

Aussi immobiles que le paysage glacé qui les entourait, les deux hommes se tenaient face à face, tandis que le troisième, inconscient, était recroquevillé sur le sol. Le Maître flottait autour de ce tableau, en se grattant la barbe. Ces deux hommes étaient censés avoir été visités par la même image – celle de la femme la plus séduisante du monde, la Rosa Eldi, la Rose du Monde, dont le regard pouvait abattre un homme en provoquant son désir, et le lier à sa volonté. Il secoua la tête. Était-ce l’âge, ou le long sommeil qu’il avait subi, si ses pouvoirs avaient tant diminué ? Comme les deux hommes étaient pour l’instant aussi inertes que de la pierre, le Maître annula le sortilège de vol et atterrit avec un choc sourd et soudain qui lui fit plier les genoux. Même des magies aussi simples que celle-ci devenaient problématiques. Un ingrédient quelconque de la potion administrée par Virelai devait avoir drastiquement affaibli ses capacités, pour qu’il lui fallût tant d’efforts pour maintenir une illusion aussi misérablement banale. Et si les effets en étaient progressifs ? Si ses capacités allaient se détériorer davantage encore ? Il frissonna. Il n’aurait jamais dû entreposer tous ses sortilèges dans la maudite chatte ; mais comment aurait-il pu soupçonner que son inepte apprenti aurait la témérité et l’intelligence de mener à bien un plan aussi audacieux ? Il maudit une fois de plus son manque d’anticipation et de jugement : il était lui-même responsable de sa chute. S’il s’était donné une seule fois la peine de consulter son propre avenir, il aurait pu éviter le désastre et n’aurait jamais été contraint de recourir à des manœuvres aussi complexes afin de regagner ce qui, pour commencer, n’aurait jamais dû être perdu.

Le Maître secoua la tête, et ses longues boucles sales s’agitèrent sur ses épaules exactement comme Urse-Une-Oreille l’avait si bien vu. Il s’avança entre les deux silhouettes immobiles et scruta le visage ravagé du géant. Le monstre le dépassait de la tête et des épaules. Ce n’était pas une beauté et il n’aurait sans doute jamais été plaisant à regarder même si le terrible accident n’avait pas arraché son oreille et endommagé à ce point joue et mâchoire. Le Maître sourit avec satisfaction. Le Géant de la chanson, sans aucun doute.

Il tourna ensuite son attention vers l’homme nommé Aran Aranson. Celui-là ressemblait aux héros de l’ancien temps, avec ses pommettes bien dessinées et ses yeux fanatiques, profondément enfoncés dans leurs orbites, ses cheveux noirs et hirsutes, sa barbe striée de gris, son menton proéminent et les sourcils noirs et jointifs qui formaient une ligne unique sur un front aussi foncé que du chêne bien patiné. Même les peaux de phoque tachées de sel et les fourrures élimées ne pouvaient déguiser sa carrure athlétique, non plus que les ravages de la randonnée qui l’avait mené du confort relatif de sa ferme insulaire à cette contrée légendaire, à travers les pires intempéries, des semaines de mauvaise nourriture et de mauvais sommeil, l’épuisement, la peur et le désespoir. Rien de tout cela n’avait pu éteindre son feu intérieur, un feu nourri par l’ambition, par le désir de nouvelles expériences, de choses et de lieux que nul n’avait jamais vus auparavant. Rahë pouvait le sentir sur cet homme, comme un sortilège. Il renifla. Un vague parfum de cannelle et de musc lui parvint, même s’il faisait si froid que la puanteur d’un animal putréfié ou la sueur d’un homme effrayé laissaient peu de traces.

D’une main sûre, il fouilla la chaleur du justaucorps de peau de phoque. Entre la peau – chaude, velue, avec le battement sûr et lent du cœur – et la tunique de lin que l’Eyrain portait sous les couches extérieures de ses vêtements, le Maître découvrit ce qu’il cherchait. Scellé dans une pochette de cuir souple fermée par une lanière de cuir bien nouée, se trouvait un rouleau de parchemin tout froissé, et que l’usage avait rendu fragile. Les doigts tremblants autant de furie que d’anticipation, Rahë le déroula, le serrant d’une main aux jointures blanchies par la force de la pression comme par le froid.

Elle était d’une facture élégante, cette prétendue carte, il devait l’admettre. À première vue, elle semblait authentique, exacte, dessinée avec soin par quelqu’un qui connaissait les contours des côtes familières aux marins des îles nordiques. Elle avait été vieillie d’une main experte grâce au sortilège de vieillissement qu’il avait rangé dans Bëte, n’en ayant pas lui-même l’usage alors. C’en était le musc. L’odeur de cannelle, il la mettait sur le compte du créateur de la carte : une senteur douceâtre de pourriture et de moisi – il aurait reconnu n’importe où l’odeur de la misérable créature.

Il suivit du doigt l’espace blanc qui occupait la partie la plus nordique de la carte, avec en travers le mot inventé de toutes pièces, isenfeld, inscrit de sa meilleure écriture par son déloyal apprenti. « Champs de glace », oui, ou plutôt « glace » et un autre vieux mot signifiant « pâtures », mais dans une langue si ancienne qu’un tel concept n’aurait pu y exister, car en ce temps-là il n’y avait pas de royaume de glace en ce monde, pas de banquise ni d’icebergs, pas d’océan infranchissable : ces défauts du climat étaient apparus bien plus tard sur Elda, lorsqu’on avait négligé le monde, le laissant tomber dans la décrépitude qui lui avait permis de créer son île secrète, laquelle se trouvait indiquée de la main du traître sous une rose des vents magnifiquement rendue, en haut, dans le coin de droite, un mot qui commençait par « Sanct… ».

Un rictus retroussa les lèvres du Maître. Virelai. Ce petit avorton ! La situation était d’une intolérable ignominie. Le plus grand magicien d’Elda abattu par l’un de ses propres sortilèges, dérobé et appliqué par un misérable et méprisable apprenti.

Il serra plus fortement la carte, en sentant s’infiltrer en lui avidité et incertitude. Des visions de métal doré, de minerais étincelants passèrent derrière ses yeux. De l’or ! Ah, oui, il l’avait entrevu plus tôt, mais il le voyait bien à présent : de l’or, c’était cela qui les attirait ici. Les fameux trésors des salles de Sanctuaire. Virelai avait promis de l’or aux aventuriers pour les envoyer vers Sanctuaire à travers des horreurs inconnues. Il pouvait imaginer la scène à la Grande Foire, tous ces capitaines rapaces entourant… ou bien, non, Virelai les aurait pris un par un, aurait donné à chacun l’impression d’être un élu, choisi pour la gloire, à qui l’on confiait une mission secrète dont personne ne devait être informé si l’on ne voulait pas être coiffé au poteau. « Tout ce que vous avez besoin de faire, c’est de vous débarrasser d’un vieillard et vous emparer de ses trésors. C’est simple. » Débarrassez-vous du vieillard…

Le Maître éclata de rire, un son qui ricocha sur la glace en échos, comme mille insensés qui se seraient amusés d’une bonne plaisanterie. Pauvre Virelai, pensa-t-il, il doit avoir cru toute l’histoire que je lui ai contée, le lien, les démons, ou il m’aurait sûrement tué de sa propre main ! C’était en vérité une bonne plaisanterie, qu’il avait lui-même rendue possible, qu’il avait conçue. Et Virelai, craignant pour sa vie inexistante et sans valeur, avait donc créé ces fausses cartes, plutôt bien, en promettant des richesses sans bornes aux hommes qui affronteraient marées, orages, glace et terreur, en échange du meurtre d’un vieil homme affaibli et sans armes, afin de pouvoir lui voler son or !

Le seul or qu’on pouvait trouver à Sanctuaire était enfoui dans les profonds tunnels de la forteresse, de petits affleurements qui scintillaient dans les veines de roc exposées dans ces noirs passages, un matériau aussi inutile que l’âme putride de Virelai : de la pyrite de fer, l’or des fous. Et devant lui se tenait l’imbécile qui avait survécu à tous les obstacles lancés sur son chemin pour avoir le privilège de s’emparer d’un amas de minerai mensonger.

Quand il avait pour la première fois émis l’hypothèse de l’existence des cartes, il en avait été furieux, il s’était senti saisi d’un violent désir de vengeance. Mais le Maître riait à présent à chaque souffle : une vaste et franche hilarité qui fracassait les glaçons à mille pas et abattait les oiseaux marins planant dans les courants d’air chaud au-dessus des falaises. Les hommes étaient des créatures si stupides, si indignes de confiance ! Montrez-leur une infime possibilité de richesse facile à acquérir, et ils échangeraient pour ce leurre corps et âme, femme, enfants et camarades de longue date. Ses rêves à lui avaient été bien plus grandioses, et ses accomplissements réduisaient à rien leurs mesquines fantaisies comme un ours des neiges le fait d’une fourmi.

Il pensait à son ours des neiges en examinant le troisième membre de cette expédition hétéroclite. Un de ses meilleurs simulacres, même s’il n’avait jamais eu l’intention de lui voir arracher la main de ce garçon. Celui-ci avait beau être privé de raison, il aurait sûrement besoin de ses deux mains pour la tâche qu’il envisageait de lui confier. C’était le problème avec les presque-vivants : ils portaient malgré tout une étincelle de libre-arbitre qui pouvait se manifester à un moment inopportun, allumée par quelque instinct longtemps enfoui. Il était vraiment des plus regrettable que l’ours eût réagi ainsi. Il y réfléchit un moment tout en repoussant le capuchon en peau de phoque pour découvrir les cheveux flamboyants, alors qu’il examinait la peau pâle comme de la glace et les traits délicats, puis déroulait les bandages tachés et gelés qui enveloppaient le moignon cautérisé. La mort était proche, et pourtant une flamme vitale brûlait encore au cœur de ce garçon. Il était remarquable que ces pauvres et fragiles créatures fussent incapables de concevoir la futilité de leur existence, même dans les circonstances les plus désastreuses. Elles duraient, quoi, trente, quarante, soixante années ? – si elles avaient la chance de ne pas succomber à la maladie, au mauvais temps, à la famine ou à la violence. Elles avaient à peine le temps de gratter la surface du monde avant d’y être englouties pour nourrir la génération suivante de la vie. Et pourtant, elles s’accrochaient à ce minuscule, à cet inutile fragment de force vitale, comme si leur existence avait une quelconque signification, une quelconque valeur.

Le Maître secoua la tête. Il était si loin de ses propres origines qu’il lui était difficile d’éprouver de la sympathie pour de telles destinées.

Le Fou, le Géant, et l’Imbécile.

Il leva le sortilège d’immobilité et regarda le Géant et l’Imbécile s’écarter l’un de l’autre avec une expression perplexe. Puis il abandonna son illusion et permit à l’Imbécile de le voir tel qu’il était – tel en vérité que le Géant l’avait déjà perçu : un homme impossiblement âgé, aux cheveux gris fer qui retombaient en boucles sur ses épaules et dans son dos, la barbe tachée de liquides et de solides variés, vêtu d’une longue tunique bleue à l’ourlet effrangé, et portant une paire de pantoufles de brocart avec un trou par lequel passait un ongle aussi jaune qu’un œil de bélier.

« Venez avec moi », leur dit-il en leur faisant signe d’un doigt replié, d’un ton chaleureux qui ne s’accordait pas avec la magie impérieuse enchâssée dans ces paroles. Ils sentirent leurs pieds se diriger vers lui, et toute pensée consciente déserta leur esprit. « Venez chez moi vous réchauffer les os, car c’est aussi froid que le péché, ici. Venez avec moi à Sanctuaire, et vous dégusterez les viandes les plus juteuses, les pâtisseries les plus sucrées, en buvant du vin chaud et des bières fortes. »

Ainsi donc Aran Aranson, hier Maître de Tomberoc, son seul fils survivant, Fent, et Urse-Une-Oreille, autrefois de la troupe de bateleurs de Tam Renard, suivirent l’étrange silhouette qui leur était apparue au milieu du sauvage désert arctique, à travers un extraordinaire jardin de glace rempli de statues et de hauts piliers blancs, d’escaliers aux courbes élégantes et de lacs gelés, jusque dans les murs de la forteresse de glace située au sommet du monde et connue sous le nom légendaire de Sanctuaire.